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Toussaint Louverture
By Alphonnse de Lamartine, Léon-François Hoffmann University of Exeter Press
Copyright © 1998 Léon-François Hoffmann
All rights reserved.
ISBN: 978-0-85989-635-1
CHAPTER 1
ACTE PREMIER
Aux Gonaïves, près du Port-au-Prince. On voit une habitation en ruine sur les flancs élevés d'un morne qui domine une rade. Non loin de là un camp de nègres insurgésDes ordonnances vont et viennent. Une petite lumière brille seule à travers la fenêtre haute d'une tour où travaille Toussaint Louverture. La mer, éclairée par la lune, se déroule à l'horizon. Il est presque nuit.
SCÈNE PREMIÈRE
ADRIENNE, LUCIE, SAMUEL, ANNAH, NINA, BLANCS, MULÂTRES, NÈGRES, NÉGRESSES.
À droite, aux sons du fifre, du tambourin et des castagnettes espagnoles, de jeunes négresses et de jeunes mulâtresses groupées çà et là sur la scène sont occupées à effeuiller et à rompre des cannes à sucre.
A gauche, Samuel, instituteur des noirs, assis sur les marches d'une fontaine, entouré d'un groupe d'enfants mulâtres, blancs, noirs, de douze à quinze ans, leur fait épeler à voix basse un livre sur ses genoux, du bout de son doigt. Les enfants paraissent charmés et attentifs.
ANNAH, s'approchant de Samuel.
Pourquoi donc, Samuel, au milieu de nos fêtes,
De ces pauvres enfants courbant ainsi les têtes,
De la lèvre et du doigt leur épeler tout bas,
Ces grimoires encor qu'ils ne comprennent pas?
De quels savants ennuis charges-tu leur mémoire? Que leur enseignes-tu?
SAMUEL.
La Marseillaise noire!
ANNAH.
La Marseillaise blanche a guidé les Français
Aux combats; mais les noirs, grâce à Dieu, sont en paix!
SAMUEL.
Aussi de l'air sacré le noir changea la corde,
Le chant des blancs dit guerre! et le nôtre concorde!
Au cur de tous les noirs soufflant l'humanité,
C'est un hymne d'amour et de fraternité.
Le sang a-t-il donc seul une voix sur la terre?
Écoute! et vous, enfants, retenez!
A Annah, en lui montrant ses compagnes qui causent et chantent à demi- voix.
Fais-les taire!
Il récite les trois couplets et fait chanter le refrain aux enfants. Les jeunes filles y mêlent leurs voix peu à peu.
LA MARSEILLAISE NOIRE
I
Enfants des noirs, proscrits du monde,
Pauvre chair changée en troupeau,
Qui de vous-même, race immonde,
Portez le deuil sur votre peau!
Relevez du sol votre tête,
Osez réclamer en tout lieu
Des femmes, des enfants, un Dieu:
Le nom d'homme est votre conquête!
REFRAIN
Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (ouvrons) aux blancs amis nos bras libres de fers.
II
Un cri, de l'Europe au tropique,
Dont deux mondes sont les échos,
A fait au nom de République
Là des hommes, là des héros.
L'esclave au fond de sa mémoire
Épelle un mot libérateur,
Le tyran se fait rédempteur:
Dieu seul remporte la victoire!
Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (ouvrons) aux blancs amis nos bras libres de fers.
III
La Liberté partout est belle,
Conquise par des droits vainqueurs,
Mais le sang qui coule pour elle
Tache les sillons et les curs.
La France à nos droits légitimes
Prête ses propres pavillons;
Nous n'aurons pas dans nos sillons
À cacher les os des victimes!
Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons (tendons) aux blancs amis nos bras libres de fers.
SAMUEL, aux enfants.
Bien, amis! mais ce chant, que votre voix répète,
N'est pas pour notre oreille un vain jeu de poète,
Ni sur un instrument le caprice des doigts!
Il se chante du cur bien plus que de la voix:
Il se chante au travail avec la noble peine
Qui sur le sol fertile entrecoupe l'haleine!
Il se chante à l'église avec l'hymne immortel
Que le divin pardon fait monter de l'autel!
Il se chante au rivage en déployant la rame,
Et des pieds et des mains, et du cur et de l'âme,
Sous le ciel, sur la mer, à l'exercice, aux champs,
Partout où l'homme en paix s'encourage à ses chants,
Et si l'ennemi rêve une terre usurpée,
Alors, enfants, cet air se chante avec l'épée;
Se mêlant au tambour, au fusil, au clairon,
L'hymne devient tonnerre et couvre le canon!
Hourrah des enfants.
ANNAH.
Te souviens-tu, Nina, de la maîtresse blanche,
Quand l'injure à la bouche et le poing sur la hanche,
Pour nous faire trembler prenant sa grosse voix,
Elle disait, à coups d'éventail sur nos doigts:
«Des verges! Punissez cette indolente esclave
Qui me laisse brûler par ce souffle de lave!
Vengez-moi! frappez-la d'un fouet sifflant et prompt,
Jusqu'à ce que le vent soit glacé sur mon front!»
CHUR DE NÉGRESSES.
Elles chantent ironiquement.
Bah! bah! bah! maintenant de vos soupirs, madame,
A votre aise, tenez votre front éventé!
Les bras de nos guerriers ont affranchi notre âme,
Gloire à Toussaint! Vive la liberté!
CHUR DE SOLDATS dans le lointain.
Vive la liberté!
LUCIE à Adrienne, à l'écart.
Ainsi seule et rêveuse et les yeux pleins de larmes,
Adrienne, nos jeux pour toi n'ont aucuns charmes?
Quand mon cur inquiet m'entraîne sur tes pas,
Je te trouve toujours où la foule n'est pas;
Ta langueur cependant n'a point encor de causes,
Tes yeux n'ont vu fleurir que treize fois les roses
D'Haïti délivré le héros triomphant
T'élève et te chérit comme un troisième enfant;
Depuis qu'envers la France un devoir politique
L'a forcé de remettre à cette république
Ses deux fils, emmenés dans un brillant exil,
Si tu n'es pas sa joie, où la trouvera-t-il?
ADRIENNE, distraite.
Vois-tu comme au delà du cap sonore et sombre,
La mer immense et creuse étincelle dans l'ombre?
Comme de son sommet chaque flot écumant
Sur lui-même à son tour croule éternellement?
Le soleil sur les flots, lumineuse avenue,
Appelle mes pensers vers la terre inconnue
Où de nos premiers ans la précoce amitié
Semble avoir de mon cur jeté l'autre moitié!
NINA, les interrompant et s'adressant à ses compagnes.
Quand le sommeil rebelle à la blanche maîtresse
S'écartait de ce lit où veillait sa négresse,
Et qu'un moustique à l'il échappant par hasard,
Dans sa peau délicate avait plongé son dard,
«Des verges! criait-elle, à l'esclave endormie
Qui me laisse piquer par la mouche ennemie.
Vengez-moi! Frappez-la jusqu'à ce que ses pleurs
De l'aiguillon cuisant apaisent les douleurs!»
CHUR DE NÉGRESSES.
Bah! bah! bah! maintenant avec vos pleurs, madame,
Apaisez la piqûre où le dard est resté!
Les bras de nos guerriers ont affranchi notre âme.
Gloire à Toussaint! Vive la liberté!
v CHUR DE NÈGRES, dans le lointain.
Vive la liberté!
LUCIE, à Adrienne.
Ah! que peux-tu rêver, sur ces lointaines plages,
De plus beau que les mers qui baignent nos rivages?
Que ces mornes couverts de bois silencieux?
Autels d'où nos parfums s'élèvent dans les cieux?
Que ce peuple étanchant ses veines épuisées,
Essuyant sa sueur sur ses chaînes brisées,
Cultivant ses sillons, et de la liberté
Semant les fruits divins pour sa postérité?
ADRIENNE, toujours distraite.
O mornes du Limbé! vallons! anses profondes
Où l'ombre des forêts descend auprès des ondes;
Où la liane en fleur, tressée en verts arceaux,
Forme des ponts sur l'air pour passer les oiseaux;
Galets où les pieds nus, cueillant les coquillages,
J'écoute de la mer les légers babillages;
Bois touffus d'orangers, qui, lorsque vient le soir,
Exhalez vos parfums comme un grand encensoir,
Et qui, lorsque la main vous secoue ou vous penche,
Nous faites en passant la tête toute blanche!
Roseaux qui de la terre exprimez tout le miel,
Où passe avec des sons si doux le vent du ciel!
Ile au brûlant climat, aux molles habitudes,
Ah! le ciel sait combien j'aime tes solitudes!
Et cependant vos bois, vos montagnes, vos eaux,
Vos lits d'ombre ou de mousse au fond de vos berceaux,
Vos aspects les plus beaux, dont mon il est avide,
Me laissent toujours voir quelque chose de vide,
Comme si de ces mers, de ces monts, de ces fleurs,
Le corps était ici, mais l'âme était ailleurs!
NINA, à ses compagnes.
Vous souvient-il, mes surs, de la blanche jalouse,
Fière de sa couleur, et de son nom d'épouse,
Son il pour nous punir d'attirer un regard
Contre notre beauté se tournait en poignard?
«Des verges! Flétrissez cette insolente esclave
Dont la grâce m'insulte et la beauté me brave.
Vengez-moi, frappez-la jusqu'à ce que son front
De ma race vaincue ait expié l'affront!»
CHUR DE NÉGRESSES.
Bah! bah! bah! maintenant, en toute paix, madame,
Possédez un époux qui n'est plus disputé.
Les bras de nos guerriers ont affranchi notre âme.
Gloire à Toussaint! Vive la liberté!
CHUR DE NÈGRES dans le lointain.
Vive la liberté!
SCÈNE DEUXIÈME
LUCIE et ADRIENNE.
LUCIE se lève et s 'approche du devant de la scène avec Adrienne.
Entends-tu de sang-froid ces cris de délivrance
Qui volent sur les mers en insultant la France?
ADRIENNE.
La France?
LUCIE.
Tu pâlis, comme si dans ton cur
Le nom de nos tyrans sonnait encor la peur!
Ne crains rien; Haïti secouant ses entraves
Pour ces rois détrônés n'enfante plus d'esclaves
La mer qui les portait les a remportés tous;
L'Océan et la mort roulent entre eux et nous!
ADRIENNE.
Le flot qui repoussa leurs vaisseaux de nos plages
N'entraîna-t-il donc qu'eux vers leurs cruels rivages?
LUCIE.
Que veux-tu dire?
ADRIENNE.
Ecoute, et laisse-moi t'ouvrir
Une âme où l'amitié n'a pu tout découvrir;
Où je ne découvris que jour à jour moi-même
Le secret grandissant de ma tristesse extrême.
Comme on ne voit au fond des abîmes flottants
Qu'en y penchant la tête et regardant longtemps,
L'ombre de ma pensée ainsi s'est éclaircie.
Tu connais ma naissance, ô ma chère Lucie!
Enfant abandonné, fruit d'un perfide amour,
De la sur de Toussaint ayant reçu le jour,
Le sang libre des blancs, le sang de l'esclavage,
Ainsi que dans mon cur luttent sur mon visage
Et je sens y revivre, en instincts différents,
La race de l'esclave et celle des tyrans.
LUCIE.
La race des tyrans! que lui dois-tu?
ADRIENNE.
La vie!
LUCIE.
Oui, mais par un ingrat une mère trahie,
Expirant de douleur au départ des Français;
Un père que tes yeux ne reverront jamais,
Qui jamais vers ces bords ne tourna sa pensée,
Qui ne se souvient pas de t'avoir délaissée,
Comme en cueillant la fleur au buisson, le passant
Laisse, sans y songer, une goutte de sang!
ADRIENNE.
Il est vrai; mais le sang se souvient de sa source,
Le temps m'éloigne en vain de ce jour dans sa course,
L'image de ce blanc me poursuit nuit et jour;
En vain à mon pays je dois tout mon amour!
Ma mémoire chassant cette image obstinée
Se refuse à haïr celui dont je suis née.
Je me le représente avec des traits si doux,
Avec un cur si juste et si clément pour nous,
Avec tant de vertus qui rachètent sa race,
Qu'en songe bien souvent ma tendresse l'embrasse,
Et que lui confiant mes secrètes douleurs
Son portrait sous mes yeux se voile de mes pleurs!
LUCIE.
Son portrait?
ADRIENNE.
Oui: ma mère, unique et dernier gage,
Le portait sur son cur, et c'est son héritage;
À la haine des noirs je le cache à mon tour
Contre ce cur d'enfant qu'il fait battre d'amour.
Si jamais je quittais les climats où nous sommes,
Je le reconnaîtrais seul entre tous les hommes.
Quand ma mère mourut, de sa douleur, hélas!
Toussaint, le bon Toussaint, me reçut dans ses bras:
«Prends, dit-il à sa femme, un surcroît de famille;
Dieu nous donna deux fils, il nous donne une fille.
Cette enfant du sang blanc, crime d'un ravisseur,
A puisé l'existence au pur sein de ma sur.
Va, quand de la brebis la portée est jumelle,
Dieu double pour ses fruits le lait dans sa mamelle.»
Ma tante consentit à ce pieux dessein,
Et, comme son enfant, me reçut sur son sein.
Comme leur propre sur ses deux fils m'embrassèrent;
Ma vie et leur tendresse ensemble commencèrent.
LUCIE.
D'un cur reconnaissant tu les aimas tous deux?
ADRIENNE.
Oui, mais je me sentais bien plus sur de l'un d'eux.
LUCIE.
Isaac, le plus jeune, est l'amour de sa mère.
ADRIENNE.
Non, Albert, le plus grand, est l'orgueil de son père.
Je ne sais quel instinct m'attirait plus vers lui,
Comme si mon étoile à son front avait lui.
Albert aussi m'aimait, je veux du moins le croire,
J'étais son amitié, comme il était ma gloire.
Quand l'un était absent, l'autre cherchait toujours;
Nos yeux s'entretenaient des heures sans discours.
Le petit Isaac, inhabile à comprendre,
D'un sentiment jaloux ne pouvait se défendre;
Il nous disait tout triste, avec son humble voix:
«Pourquoi suis-je tout seul lorsque nous sommes trois?»
O jours délicieux! ô ravissante aurore
De deux curs où l'amour rayonne avant d'éclore!
Jeux naïfs de l'enfance, où le secret surpris
Se trahit mille fois avant d'être compris!
Pas qui cherchaient les pas, mains dans les mains gardées;
Confidences du cur dans les yeux regardées;
Promenades sans but sur des pics hasardeux,
Où l'on se sent complet parce que l'on est deux;
Source trouvée à l'ombre où la tête se penche;
Fruits où l'on mord ensemble en inclinant la branche;
Une heure effaça tout. Le jour vint; il partit ...
Je restai seule au monde, et tout s'anéantit.
LUCIE.
S'il t'aimait, à partir quoi donc pût le résoudre?
ADRIENNE.
L'ordre de son départ tomba comme la foudre.
C'était aux premiers temps où de la liberté
Le triomphe indécis n'était pas remporté;
Où les restes des blancs, refoulés dans nos villes,
Achevaient de s'user dans les guerres civiles.
Toussaint, quoique vainqueur, modeste en ses succès,
Se proclamait encor le sujet des Français.
Des destins d'Haïti pour demeurer l'arbitre,
Et du commandement pour conserver le titre,
Il fallait, s'entourant d'artifices adroits,
Les chasser de nos ports en respectant leurs droits,
Afin que leur exil, paré de déférence,
D'un départ volontaire eût encor l'apparence.
Le temps fatal pressait Toussaint irrésolu,
Quelques noirs hésitaient; un traité fut conclu.
Toussaint, faisant céder le père au politique,
Jura fidélité fausse à la république,
Et pour mieux la tromper, de ses bras triomphants,
En otage aux vaincus il remit ses enfants.
«Que la France, dit-il, à présent soit leur mère,
Et si je la trahis qu'ils détestent leur père!»
La liberté reçut cet holocauste affreux;
En immolant ses fils, il s'immolait pour eux.
L'escadre dans la nuit s'évanouit sur l'onde;
Mon cur depuis ce jour, vit en un autre monde ...
LUCIE.
Eh quoi! de temps en temps nul récit ne vient-il
T'entretenir au moins de leur sort dans l'exil?
Quelque tendre mémoire aux vagues confiée
N'aborde-t-elle pas?
(Continues...)
Excerpted from Toussaint Louverture by Alphonnse de Lamartine, Léon-François Hoffmann. Copyright © 1998 Léon-François Hoffmann. Excerpted by permission of University of Exeter Press.
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